Nul n’est remplaçable

(pour Jules Linglin)




« … ce point précieux où l’être humain serait ramené à ce qu’il a de plus irréductible : sa solitude d’être exactement équivalent à tout autre. »

Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, édition L’Arbalète



Cela m’arrive parfois. Comme à vous j’imagine. Des rêves de tendresse. Des rêves de joues posées l’une contre l’autre, dans un temps qu’on voudrait voir durer pour toujours.

Quand j’étais seul dans mon lit d’ado, ou d’enfant, je prenais parfois mon oreiller pour le serrer dans mes bras et lui donner toute la tendresse que j’avais. J’aurais tellement aimé pourvoir le faire avec le visage d’une fille, quelle qu’elle soit, du moment qu’elle était heureuse de laisser mes doigts caresser ses joues, toutes douces contre les miennes.

Comment un visage peut-il être unique ?

Des sœurs Bénédictine dans un monastère au Etats-Unis prient en ce moment même pour une jeune femme qu’elles ne connaissent pas dans une clinique à Paris.

Etre au monde suppose d’avoir un corps, et pourtant on ne cesse d’avoir notre corps en travers de notre route vers le monde.

Je lui chuchote doucement à l’oreille : regarde les iris cette année comme ils sont majestueux. L’eau leur a donné des ailes. Vois aussi cette herbe et son ombre sur le mur. Ou le rouge du coquelicot ou la lumière sur le fleuve. Vois encore les visages s’éclairer de sourires. Et les larmes coulant de ces mêmes yeux à la mort des leurs. Toute l’humanité passe dans un visage.

Je remarque que les rides sur mon front sont exactement comme je les espérais voilà bien des années.

Le nouveau-né aussi a des rides. Et il arrive comme une promesse. Mais est-ce parce qu’il a une vie devant lui, ou parce qu’il porte une vie en lui ?

Il y a actuellement soixante treize mille cent soixante deux personnes incarcérées en France.

Il faudrait des yeux pour les voir. Des yeux comme ceux de Juan Gelman, le poète Argentin. Sur le livre que je garde de mon père, un bandeau traverse la couverture, et l’on y voit le regard de cet homme, d’une tendresse incroyable. Plissés, sombres, vastes, ses yeux sont comme lavés des larmes des siècles – et pourtant la flamme brule.

« Unthinkable Tenderness » *

Devant l’existence de toute chose - et pour nous en particulier face à un visage - on ne peut pas faire le malin. Il y a un mystère qu’il faut reconnaître. Pour ce qu’il est. Comme un trou noir, où chacun se retrouve, et seul.

Les rêves agissent en nous comme le vent porte le pollen.

Quel nom vas-tu donner à celui dont tu ne connais pas le visage, et dont pourtant tu fais déjà le portrait ?


« J’écris dans l’oubli
dans chaque feu de la nuit
chaque visage de toi.
Il y a une pierre alors
je t’y couche en moi,
personne ne la connaît,
j’ai fondé des villages dans ta douceur,
j’ai souffert de tout cela,
tu es hors de moi
étrangère tu m’appartiens. » 
 Juan Gelman


* « Unthinkable Tendreness », Juan Gelman, Selected poems, University of California Press




Yves Berger, Juin 2023

(Texte écrit pour l’exposition de Jules Linglin « Nul n’est remplaçable »)



Peinture de Jules Linglin
«Stéphanie»
Huile sur toile
41 x 27 cm
2023