Raymond





Quand il est mort il y a quelques semaines, Raymond avait presque nonante ans. Je ne le connaissais pas beaucoup, mais nous nous croisions de temps en temps, souvent au bord du chemin que nous empruntions quand nous habitions Vers le Mont. À cet endroit il disposait d’une petite parcelle de terre en bordure de forêt. Pendant des années il venait faire son jardin potager ici. Le chalet où il habitait, non loin de là, faisait partie d’un lotissement et ne disposait pas d’un terrain adéquat pour faire pousser des légumes. Je crois que quelque chose lui convenait bien aussi dans l’isolement de son lopin de terre. Quand on passait en voiture, et que se relevant de son labeur il nous faisait signe, il avait l’air fier.

En face du potager, de l’autre coté du chemin, au pied des arbres du bosquet, Raymond avait organisé une décharge pour faire composter les déchets verts. Le but était que celle-ci serve à tous ses voisins du lotissement - qui avait effet quantité de tonte de pelouse et de taille de thuyas à débarrasser. Régulièrement il venait arranger les tas qui s’étalaient trop dans tous les sens. Il aimait que les choses soient en ordre et se plaignait de ceux qui, trop pressés, déversaient leurs sacs de déchets n’importe où. Il avait finit par placer un petit panneau pour indiquer ce qu’il convenait de faire pour le bon fonctionnement de la décharge. Raymond croyait au progrès du «vivre ensemble».

Quand son âge avancé ne lui permit plus de jardiner, il démonta la clôture qui cerclait son lopin et laissa l’herbe repousser. Cette année-là, une des deux jeunes chèvres que nous avions est morte. Cornelia était son nom. Nous cherchions un lieu propice pour l’enterrer, et peut être parce que la terre était encore meuble, nous avons choisit un coin de l’ancien jardin de Raymond. Je me souviens des larmes des enfants à cet endroit.

Dès l’année suivante plus rien ne distinguait ces quelques mètres carrés du reste du champ. Mais en face se trouvait toujours le «coin à compost» que Raymond continuait d’entretenir. Une fois il y planta même quelques pieds de patates. Raymond était quelqu’un qui n’aimait pas abandonner. Son entêtement était connu de tous. Lorsque quelques uns de ses proches lui recommandaient de ne plus prendre sa voiture, car cela devenait dangereux, il n’en tenait pas compte et continuait à circuler comme cela lui chantait. Un autre voisin m’appela un jour pour dépanner la voiture de Raymond: celui-ci l’avait coincé entre un arbre et le coin de la maison du voisin! Cet accroc là fut assez drôle, mais la façon dont Raymond trouva la mort fut plus tragique.

Raymond avait décidé de brûler des branchages entassés à l’entrée de son «coin à compost». C’était la fin du printemps et la bise soufflait fort. Pour aider le feu à partir, Raymond avait pris un bidon d’essence. Lorsqu’il en jeta un volume dans le feu, celui-ci bondit et pris dans ses habits. Pris au piège de ce brasier et de son corps trop vieux pour s’en arracher, il ne put rien faire.

Un paysan – qui se trouve être le maire de la commune – accompagné de ses deux petits-enfants, passa par là peu de temps après l’accident. Raymond était entièrement brûlé, sauf le visage. Il était toujours conscient et cela jusqu’à l’arrivée des secours en hélicoptère. Pendant les premiers soins, avant de l’embarquer vers l’hôpital pour grands brûlés de Lyon, l’un des secouristes demanda à Raymond s’il y avait des médicaments qu’il prenait en particulier. «Du bourgogne!» répondit-il.

Entouré de sa femme – qui bien des fois avait prévenu Raymond de ses imprudences – et de leur fille et de sa famille, il mourut deux jours plus tard à l’hôpital, des suites de ses blessures. L’histoire de cette mort tragique alimenta bien sûr, très rapidement et pendant plusieurs jours, les conversations dans tous les villages et hameaux de la commune. Et dans une moindre mesure, au delà aussi. Le Maire dut raconter de nombreuses fois comment il avait trouvé Raymond au bord du chemin. Chacun plaignait aussi les enfants accompagnant leur grand-père et qui avaient assisté à la terrible scène. La surprise et les premières émotions passées, tous s’accordaient à dire que cet accident était vraiment une connerie. Mais Raymond n’était ni un enfant inconscient, ni un vieillard sénile. Il cherchait sa liberté dans les marges laissées entre les hauts et les bas de la vie. À la suite d’une opération contre un cancer, où il dut se faire enlever une morceau de l’oreille, il dit à Sandra avec un sourire malin et tendre: «C’est bien, on partira par petits bouts!...»


Une ou deux fois, pour donner un coup de main à Raymond, j’avais débroussaillé son «coin à compost». Il en était très reconnaissant et me donna du bois de chauffage qui ne lui servait plus. Il m’avait même dit que je pouvais couper le grand frêne qui se trouvait là, et l’exploiter à ma guise. Mon fils Vincent, quand il entendit ça, quelques mois avant la mort de Raymond, décida que cet arbre serait le sien et qu’on ne le couperait pas. Je le blaguais alors en lui disant que j’allais venir avec la tronçonneuse dès le lendemain! Mais maintenant c’est différent. Quand on passe à coté du « coin à compost », on ne regarde plus de la même façon. La rose trémière qui y pousse nous rappelle les fleurs qui, partout et toujours, ont aidé les vivants à célébrer les morts. L’arbre ne nous dit plus la même chose. J’aimerai proposer à Vincent de graver un signe pour Raymond sur le tronc.






2017