Mémoire perdue

Il fait nuit dehors. Je suis assis à mon bureau. De ma tète à ma main un dialogue de sourd s’engage. Je ferme les yeux.


La boue.
Commencez par la boue.
Saviez-vous que la lumière peut jaillir
de la boue ?
Tu parles comme un illuminé !
Pas du tout, c’est très concret.
L’autre jour sur la toile je l’ai vu.
Tu vois ce que tu veux voir !
Non j’espère voir ce que je peux.
Et tu crois que ça fait quelle différence ?
Philippe Jaccottet dit que nous œuvrons
comme dans une barque prise dans le courant
avec seulement une rame
pour faire la différence.

Tu crois sauver quelque chose ?
J’ose pas le croire.
Comme il est modeste le pénitent !
Le seigneur l’en remerciera.
Boucle-la et écoute!
La beauté d’une seule paire d’yeux
vaut tous les efforts du monde.
Car les yeux sont dedans et dehors.
À la frontière, une fenêtre.

Est-ce parce que les yeux ont tant pleuré
qu’ils te parlent ?
Les yeux ne parlent pas seulement avec les larmes.
Ils brillent et on les compare souvent aux étoiles.
C’est trop mignon et tellement romantique !
Je te rappelle que les charognards aussi
aiment ce qui brille et qui est fragile.
Même la poule de mon voisin André
de son bec a piqué sa pupille.

Et maintenant tu portes des lunettes pour lire !
On dit regarder les choses en face
mais est-ce seulement
possible ?
J’ai toujours détesté le mot « lucidité ».
Quelle prétention ! Restons mesurés. Limités.
N’empêche tu crois que ça vaut la peine de creuser son trou
avec ses espoirs et ses déceptions ?
Oui ! Mais tout juste. Presque pas.
On dit la vie tient à un fil
mais on ne sait pas combien
c’est vrai.

Voyons camarade, et la lutte ?
Oui, oui, la lutte. J’arrive, j’arrive.
On va croire que tu baisses les bras.
Que tu pettes les plombs post confinement.
Pas du tout. La lutte au contraire j’ai compris.
C’est sur la longueur que ça se joue.
Il faut l’endurance de l’âne.
Et aimer le vent.

Comme c’est beau - poète à la noix !
À la noix de Quincy je veux bien.
Docteur, je suis tenté par le silence.
Est-ce grave ou je dois m’adresser au curé ?
Les experts de mes couilles qui nous les cassent à longueur d’ondes… Et voilà,
j’avais bien dit qu’il ne fallait pas commencer.

Pas commencer, sauf par la boue.
Moi je propose qu’on élève un monument
à la gloire de l’éternelle boue !
(« moi je » c’était le surnom que nous donnait la maitresse à l’école)

Tu t’emballes. Tu dis ça juste parce que
tu barbouilles des couleurs sur une toile
et puis le soir venu te laves les pieds
à la plante couleur de boue.

Non l’autre jour le portrait il a surgi.
Ou plutôt sa lumière a surgi.
Et maintenant elle est là dans cette peinture ?
Quelque chose, un peu j’espère. Je ne sais pas.
Si tu la vends, sa lumière te rapportera !
C’est secondaire.
Secondaire parce que tu es un nanti, un rentier.
Non secondaire parce qu’on a des yeux.
Et tes peintures rapportent à nos yeux ?
C’est pas à moi de dire. J’ai à faire.
Pour que quelque chose existe il faut
à la fois beaucoup, beaucoup,
et très peu.
Cinq minutes de plaisir (peut-être).
Neuf mois et une vie.
L’exemple qui tue ! Heureusement que devant toi
t’as épinglé un mot qui dit : ma connerie
me dépassera toujours.

Les forces du printemps arrivent bientôt.
L’incroyable explosion de vitalité alentour.
Et tous ces mensonges dont nous avons déjà parlé.*
Rien qu’une fleur. Une fleur qui s’ouvre.
Un pétale qui tombe. Rouge.
J’aurais jamais cru en arriver là.
Tout ce chemin parcouru
le travail,
aussi proche du but qu’au point de départ.

Un peu fatigué mais sans regret
« moi je » copiera cent fois
la lumière perdue viendra !


2021


*
Mi avril

Remonte de la terre une affirmation
un désir de lumière
de cette sève qui coule entre vos os

le soleil sur ma peau
le magma dans votre dos

(ils sont couchés quelque part
sous un mur de pierre
le long d’autres constellations)

le présent ne change pas
nous sommes ceux qui restent.




Chair et poussière
poussière et chair

il y a un mensonge
dans ces grappes blanches
pendues aux poiriers.




Vous ai-je vraiment connu de votre vivant ? 

Est-ce vous aussi parmi la foule qui coule le long des murs
d’un musée aux portes ouvertes
d’une ville étrangère ? 

De l’autre coté de la toile
une femme rousse
la tête renversée repose
ses cheveux entre vos doigts
et le peigne de Degas.

Rien ne démêle
vos poings fermés
ni ne coule
de vos cils cousus
sous les petits cailloux
immobiles

la ville chaque jour
défait ses nouveaux visages
où nulle part vous ne manquez

le long des rues descendues
à mon sein vide demain
je voulais vous porter.




Qu’est ce qui me distingue de vous ? 

Une enveloppe pour mes blessures
(eux ne disposent que de nos corps)

(Nous sommes les gants que portent les morts.)

Mon ami bouge
maintenant mon doigt
que j’écrive leurs noms.


Extrait de  « Mes deux béquilles » , Yves Berger, Éditions Art&Fiction, Lausanne, 2009